Un triple ‘Non’ et toute une époque qui bascule. Nous sommes en 1990. Margaret Thatcher revient d’un sommet européen. Elle pose trois mots à la Chambre des communes : « No, no, no ». Ce refus catégorique devient plus qu’une posture. C’est une ligne de fracture entre deux visions de l’Europe : celle d’une union politique et celle d’un simple marché commun.
Un instant politique décisif
Quand on regarde l’histoire économique britannique, rares sont les discours qui ont autant pesé sur les décennies suivantes. Le Royaume‑Uni sort alors d’une décennie de réformes libérales profondes. Privatisations, dérégulation financière, recentrage sur le marché : le thatchérisme incarne une révolution économique. Mais face à l’Europe, cette révolution se heurte à une question cruciale : combien de souveraineté le pays est‑il prêt à partager ?
Le contexte est tendu. Bruxelles pousse vers une union économique et monétaire. Jacques Delors, président de la Commission, propose une architecture proche d’un gouvernement fédéral. Un Parlement élu, une Commission exécutive forte, un Conseil des ministres pensé comme un Sénat européen. Londres écoute, puis temporise. Thatcher refuse. Elle défend deux symboles qui, pour elle, résument l’indépendance : la livre sterling et la Chambre des communes.
La scène : entre théâtre et stratégie
Ce jour‑là, à Westminster, le ton n’est pas celui du compromis. C’est celui d’une mise en scène magistrale. Voix ferme, regard fixe, gestes tranchants : tout traduit la conviction. Ce n’est pas seulement un discours politique, c’est une démonstration de souveraineté nationale face à une bureaucratie considérée comme « non élue ». Thatcher envoie un message clair à ses partenaires européens mais aussi à ses propres rangs : la ligne sur l’Europe n’est pas négociable.
Cette posture divise. Le vice‑Premier ministre Geoffrey Howe, figure du camp pro‑européen, démissionne peu après. Un choc. Cette démission déclenche une crise interne, précipite un vote pour la direction du Parti conservateur, et marque le début du déclin politique de Thatcher. Ce triple « non » résonne donc comme un point de bascule, à la fois symbolique et personnel.
Une ironie historique
C’est là toute la puissance de ce moment : Thatcher, en refusant d’aller plus loin avec l’Europe, provoque indirectement l’émergence d’un débat identitaire qui culminera trois décennies plus tard avec le Brexit. Le paradoxe est saisissant. En 1975, elle avait soutenu l’adhésion britannique à la Communauté économique européenne. Quinze ans plus tard, elle trace les fondations d’un euroscepticisme structuré.
Ce virage idéologique naît d’une conviction simple : l’Europe doit rester une zone de libre‑échange, pas un espace politique supranational. Pour elle, la coopération doit passer par les États, pas se substituer à eux. En économie, cela veut dire liberté monétaire, politique budgétaire autonome, et contrôle britannique sur la fiscalité. En politique, cela signifie responsabilité devant le Parlement, non devant Bruxelles.
Les ressorts économiques de son refus
Derrière la formule célèbre, il y a un raisonnement économique précis. L’union monétaire prévue par Delors aurait imposé des taux d’intérêt communs, limitant la marge de manœuvre de la Banque d’Angleterre. Or, la politique thatchérienne repose justement sur une maîtrise nationale des leviers économiques. Le contrôle monétaire permet au Royaume‑Uni de combattre l’inflation et d’ajuster sa compétitivité. Abandonner la livre, c’est selon elle perdre un outil de gestion essentiel.
Autre élément central : le poids de l’opinion publique. Les Britanniques, déjà sceptiques face à l’idée d’un super‑État européen, soutiennent largement cette prudence. Thatcher parle donc au nom d’un électorat plutôt qu’en simple dirigeante isolée. Ce calcul politique renforce sa légitimité, tout en creusant le fossé au sein du Parti conservateur.
Un écho durable dans la culture politique britannique
Regardons le long terme. Ce discours de 1990 n’est pas qu’un moment d’histoire. Il prépare une matrice politique qui marquera plusieurs générations de dirigeants conservateurs. John Major, son successeur, adoptera une position plus conciliante. Mais plus tard, David Cameron, Theresa May et Boris Johnson reviendront, chacun à leur manière, à la même interrogation : jusqu’où l’Europe peut‑elle façonner la politique britannique ?
D’un point de vue économique, cette ligne « eurosceptique raisonnable » devient dominante dans les années 2010. Elle repose sur trois convictions durables :
- La souveraineté économique : le contrôle national des règles budgétaires et fiscales.
- La responsabilité démocratique : les décisions doivent émaner d’institutions élues.
- La flexibilité internationale : la possibilité de négocier des accords commerciaux hors de l’Europe.
Ces piliers, déjà présents dans les discours de Thatcher, structurent l’idéologie du Brexit près de trente ans plus tard.
Un héritage économique et symbolique
Analyser ce discours, c’est mesurer comment un moment parlementaire peut influencer durablement une trajectoire nationale. Le « No, no, no » de Thatcher devient, au fil du temps, un guide implicite pour toute une génération d’économistes et de décideurs britanniques. Ce refus de la contrainte européenne traduit un désir de contrôle sur les fondamentaux économiques. Un exemple : la gestion du taux de change et des taux d’intérêt. Là où la zone euro impose des règles de convergence, le Royaume‑Uni maintient une flexibilité financière qui lui permet de réagir plus vite en période de crise.
En revanche, ce choix a un coût. Le maintien à distance des mécanismes européens prive parfois l’économie britannique d’un effet de levier collectif. Les accords commerciaux et les négociations tarifaires deviennent plus complexes. Le modèle thatchérien, centré sur la souveraineté, garantit la liberté d’action mais réduit les synergies continentales. Ce dilemme persiste encore aujourd’hui, dans le débat sur la place du Royaume‑Uni dans l’économie mondiale (Source : The Economist, archives parlementaires britanniques).
Ce que nous pouvons en retenir
Pour l’étudiant en histoire économique, cet épisode offre une leçon précieuse : la politique européenne ne se joue pas seulement sur les taux de croissance ou les balances commerciales, mais sur une conception du pouvoir. Thatcher rappelle que la monnaie et les institutions sont des marqueurs de souveraineté. Pour l’analyste des politiques publiques, ce discours montre comment une décision politique, appuyée sur un symbole fort, peut influencer la trajectoire d’un pays pendant des décennies.
Et pour nous, passionnés d’histoire économique, il illustre la force des convictions face aux compromis diplomatiques. Parfois, trois mots suffisent à faire basculer la trajectoire d’une nation.
Sources : Débats parlementaires britanniques (novembre 1990), déclarations de Jacques Delors, analyses du Parti conservateur et du Parti travailliste, The Economist, BBC Archives.
