Une famille marchande partie de Bagdad pour devenir pilier de l’Empire britannique. Voilà comment les Sassoon ont écrit, entre Bombay, Londres et Shanghai, l’une des histoires économiques les plus saisissantes du XIXᵉ siècle. Leur parcours mêle opportunités coloniales, innovations commerciales et dilemmes moraux majeurs.
1. D’une fuite à un empire économique
En 1832, la famille Sassoon quitte Bagdad pour fuir les persécutions antijuives. David Sassoon, fils du trésorier du gouverneur, s’installe à Bombay, alors port stratégique de l’Inde britannique. Il conserve ses connexions moyen-orientales tout en collaborant avec l’administration britannique. Très vite, il comprend que les routes maritimes contrôlées par Londres ouvrent un nouvel horizon de prospérité.
Les Sassoon investissent dans les filatures de coton. À Bombay, leurs ateliers deviennent le cœur du développement industriel. Ces zones tisseront plus tard le tissu économique moderne de la ville. Mais leur ambition dépasse le textile : ils comprennent que les grands profits viennent des échanges intercontinentaux, pas des manufactures locales. David Sassoon associe commerce et philanthropie : il fonde écoles, hôpitaux, synagogues et bibliothèques, institutions qui fonctionnent encore aujourd’hui (Source : Archives communautaires de Bombay).
2. Opium : la richesse inavouable
À partir des années 1830, les Sassoon s’imposent dans un secteur bien plus lucratif : le commerce d’opium indien. L’opium représente alors environ 14 % des recettes que la Couronne britannique tire de l’Inde (Source : Estimations économiques coloniales). Les Sassoon exportent environ 30 000 caisses par an, chacune contenant 120 livres de marchandise, vers la Chine. La Compagnie britannique des Indes orientales soutient l’opération.
Leur part de marché atteint 70 %. Une domination absolue. Derrière cette prospérité se cache pourtant une tragédie : des millions de consommateurs chinois tombent dans la dépendance. Le trafic déséquilibre la balance commerciale entre l’Europe et l’Asie et provoque les guerres de l’opium (1839-1842 et 1856-1860). Après les victoires britanniques, le marché chinois s’ouvre davantage : les Sassoon vendent 59 000 caisses par an à la fin du siècle. Les marges explosent, la fortune familiale devient colossale.
Dans toute analyse historique, ce moment marque un basculement : la mondialisation coloniale montre à quel point les profits privés peuvent déstabiliser des sociétés entières. Le cas Sassoon illustre cette tension entre innovation commerciale et violence économique.
3. La reconnaissance et la respectabilité
La loyauté affichée envers la Couronne ouvre aux Sassoon les portes de la noblesse britannique. David Sassoon obtient la nationalité britannique en 1853. En 1873, son fils Albert devient le premier Juif à recevoir la liberté honorifique de la Cité de Londres. Ces distinctions leur offrent plus qu’un prestige : elles légitiment leur position dans les cercles du pouvoir financier.
L’alliance avec les Rothschild scelle leur entrée dans la haute aristocratie économique. Ce réseau d’influence devient une plateforme mondiale : Londres, Hong Kong, Shanghai, New York. Ils consolident leur puissance grâce à une stratégie d’intégration verticale : acquisition de flottes marchandes, compagnies d’assurance, sièges bancaires et réseaux télégraphiques. Chaque maillon du commerce leur appartient. De la production à la distribution. Du coton à l’opium. Du financement à la communication. C’est un modèle de maîtrise totale des chaînes économiques, bien avant les conglomérats modernes.
4. Diversification et apogée
À la fin du XIXᵉ siècle, les Sassoon diversifient leurs actifs : investissements dans les chemins de fer américains, obligations autrichiennes et hongroises, placements immobiliers en Europe. Leur capacité d’adaptation rappelle celle des grandes dynasties commerçantes européennes, mais avec une base coloniale. Ils incarnent ainsi un pont entre l’Asie productive et la finance londonienne (Source : *Fortune Magazine*, années 1930).
Ce qui m’a toujours frappé, c’est leur sens du temps long. Ils n’ont pas cherché la fortune rapide : ils ont bâti des infrastructures, formé des collaborateurs, sculpté des villes. Leur philanthropie a souvent précédé la reconnaissance publique : une synagogue à Bombay, une école pour filles à Pune, un hôpital à Byculla. Ces initiatives reflètent un équilibre subtil entre légitimation sociale et conscience communautaire. Quand on analyse les stratégies des mécènes d’aujourd’hui, on retrouve cette même idée : le capital économique se consolide grâce au capital social.
5. Rivalités, déclin et effacement
La puissance attire inévitablement les divisions. Deux firmes se créent : David Sassoon & Co. et E.D. Sassoon & Co.. L’une basée à Londres décline lentement, alors que les héritiers vivent de rentes et abandonnent la direction en 1939. L’autre, menée par Victor Sassoon, déplace son centre vers Shanghai. Son empire atteint une valeur d’environ 1,5 milliard $ actuels (Source : estimations patrimoniales coloniales).
Victor Sassoon fait de Shanghai un refuge pour 20 000 Juifs fuyant le nazisme dans les années 1930. Cet épisode, peu connu, nuance le jugement moral : derrière l’opium et la colonisation, il y a aussi un homme qui mobilise sa fortune pour sauver des vies. Mais l’histoire s’achève brutalement : après 1949, la nationalisation chinoise confisque ses actifs, évalués à plus d’un milliard de dollars.
6. Héritage et leçon économique
L’histoire des Sassoon, surnommés les « Rothschilds d’Orient », illustre la capacité d’une diaspora à convertir des réseaux migratoires en puissance économique mondiale. Leur parcours met en lumière deux constantes de l’histoire économique :
- La valeur des réseaux : sans contacts, pas de commerce transcontinental. Les Sassoon ont tissé un maillage social avant d’amasser des profits.
- Le rôle moral du capital : toute expansion économique modifie des équilibres humains. Leur réussite repose sur une industrie destructrice, celle de l’opium. Une leçon pour nos économies mondialisées : les gains globaux peuvent cacher des coûts sociaux gigantesques.
- La transformation du capital en influence : la famille a compris que la reconnaissance politique assure la pérennité des affaires. Une stratégie encore pertinente aujourd’hui dans la gouvernance internationale.
En conclusion, la saga Sassoon ne se résume ni à des chiffres ni à une ascension familiale. Elle raconte comment le commerce, la migration et le pouvoir colonial s’entremêlent dans la naissance du capitalisme global. Entre la philanthropie et le trafic, entre la modernité et la dépendance, leur histoire nous pousse à penser la mondialisation avec lucidité. Derrière leur fortune disparue, il reste une question : jusqu’où peut-on dissocier l’expansion économique de la responsabilité morale ?
Un lecteur averti y verra un écho contemporain : de la data au pétrole, nos sociétés rejouent sans cesse ce dilemme. Comprendre les Sassoon, c’est comprendre que l’histoire économique n’est jamais neutre. Elle parle de choix, d’inégalités et de courage. Et elle nous rappelle qu’un empire ne dure que tant qu’il garde la confiance de ceux qu’il enrichit.
