Imaginez une nation où les prix ne bougent presque plus. Où la monnaie reste forte, la dette publique flambe, et pourtant, la vie continue sans chaos. Ce pays, c’est le Japon. Depuis la fin des années 1980, son économie a traversé des sommets et des abîmes. Et derrière cette trajectoire, une leçon essentielle pour tous ceux qui s’intéressent à la stabilité économique.
Le jour où la bulle a éclaté
Au début des années 1980, le Japon faisait rêver le monde. Les exportations explosaient, les entreprises japonaises dominaient l’électronique, l’automobile, la robotique. Les taux d’intérêt étaient très bas, la Banque du Japon dirigeait le crédit avec précision — une stratégie nommée window guidance. L’argent abondait. La Bourse flambait. L’immobilier s’envolait.
En 1985, un accord international – le Plaza Accord – fit grimper brutalement le yen. Pour contrer le choc, Tokyo baissa encore ses taux. Mauvaise combinaison : les investisseurs se ruèrent sur les actifs. À la fin des années 1980, un terrain au centre de Kyoto valait plus que toute la Californie. Irrationnel, mais bien réel (Source : Banque du Japon).
En 1989, la Banque du Japon réagit en relevant ses taux. La bulle éclata. Fin de l’euphorie. Le pays entra dans ce qu’on appellera les trois décennies perdues.
Les années 1990 : la dette, la déflation, la désillusion
Quand les prix de l’immobilier et des actions s’effondrèrent, les ménages restèrent avec des dettes énormes. Résultat : ils cessèrent de consommer. Les prix chutèrent. Et comme souvent, la spirale auto‑entretenue fit le reste : moins de consommation, donc moins de croissance, donc plus de chômage. Irving Fisher, économiste américain, avait baptisé ce phénomène dette‑déflation.
Le système bancaire, fragilisé, approcha du point de rupture. Entre 1997 et 1998, sept grandes institutions firent faillite. L’État dut intervenir — un plan de sauvetage massif, impopulaire mais nécessaire. Une fois les banques assainies, la reprise sembla possible. Mais les attentes de baisses de prix restaient ancrées. Les ménages préféraient épargner plutôt que dépenser. La croissance se traînait, les salaires stagnaient.
Les années 2000 : la trappe à 0 %
Début 2000, la Banque du Japon épuisait ses outils classiques : les taux étaient déjà à 0 %. Il fallait innover. Elle lança la première expérience d’assouplissement quantitatif (QE) du monde moderne. Concrètement, elle créa de la monnaie pour racheter des obligations publiques. Idée : injecter de la liquidité, relancer les prêts, réveiller la demande.
Mais la magie opéra peu. Les Japonais, habitués à voir les prix stables ou baisser, continuèrent à épargner. L’inflation resta coincée autour de 0 %. Une brève éclaircie apparut en 2006… puis la crise financière mondiale de 2008 balaya tout. Les exportations automobiles chutèrent. Le Japon replongea dans la déflation.
2012 : L’espoir et les « trois flèches »
Quand Shinzo Abe arriva au pouvoir, il lança une stratégie audacieuse appelée Abenomics. Trois « flèches » pour relancer la machine :
- 1️⃣ Politique monétaire : des taux négatifs et des achats massifs d’actifs. La Banque du Japon détient aujourd’hui environ 70 % de la dette publique nationale et 7 % du marché boursier.
- 2️⃣ Politique budgétaire : des dépenses publiques colossales, mais aussi des hausses de taxe sur la consommation (2014, 2019) qui ont freiné la relance.
- 3️⃣ Réformes structurelles : baisses d’impôts, dérégulations, accords commerciaux, mesures favorables aux entreprises.
Les chiffres sont instructifs : malgré l’effort, l’inflation n’a jamais dépassé durablement 2 %. Les ménages continuent d’épargner autour de 4 % de leur revenu, les entreprises autour de 5 %. (Source : Banque du Japon, Statistiques nationales).
Pourquoi ça coince encore ?
Dans une économie vieillissante, saturée d’épargne, baisser les taux ne suffit plus. L’argent circule déjà trop lentement. Les profits d’entreprise s’accumulent, mais ne redescendent pas vers les salaires. En revanche, cibler les bas revenus avec des transferts directs ou une « monnaie hélicoptère » pourrait avoir plus d’impact sur la consommation.
Autre frein : la démographie. Depuis 2010, la population japonaise diminue. Moins de jeunes travailleurs, plus de retraités. Moins de demande intérieure. Corrigé de ce facteur, le PIB par habitant du Japon reste pourtant équivalent à celui de la France ou du Royaume‑Uni. La stabilité, plus que la croissance, semble être devenue sa marque de fabrique (Source : FMI, OCDE).
Des leçons pour toutes les économies matures
Ce qui s’est joué au Japon ne concerne pas seulement l’archipel. L’Europe, en particulier, doit regarder ce miroir. En 2020‑2022, la BCE a pratiqué des politiques proches du Japon de 2001 : taux zéro, rachat massif d’actifs, inflation presque absente. L’enjeu est le même : comment relancer la demande sans alimenter des bulles ?
Trois pistes ressortent :
- Soutenir les revenus des ménages modestes : ce sont eux qui consomment immédiatement le surplus reçu.
- Renforcer la négociation salariale : des hausses de salaires bien réparties permettent une inflation saine.
- Adapter la politique industrielle : investir dans la transition énergétique et les technologies locales, au lieu de subventions générales.
Une autre manière de penser la réussite
Paradoxalement, malgré cette « stagnation », le Japon conserve un haut niveau de vie. Le chômage n’excède pas 3 %, les infrastructures fonctionnent, les grandes entreprises restent compétitives. Le pays montre qu’il existe d’autres équilibres que la croissance pour la croissance.
En tant qu’observateurs ou décideurs, nous avons beaucoup à apprendre de cette sobriété réussie. Le Japon rappelle qu’une économie peut vivre longtemps sous perfusion monétaire, mais que la confiance des citoyens reste le moteur ultime. La politique économique, c’est d’abord une affaire de psychologie collective.
Alors, au lieu de craindre la stagnation, posons-nous une question plus utile : comment créer une économie où la stabilité ne signifie pas l’immobilisme ? Le Japon nous donne un aperçu, parfois déroutant, mais toujours instructif, d’une économie qui a appris à vivre sans croissance effrénée. Et si c’était cela, la prochaine frontière ?
