Pourquoi seuls trois pays continuent à construire la majorité des navires commerciaux ? La question étonne, tant le transport maritime reste essentiel à l’économie mondiale : 90 % du commerce mondial passe par la mer (Source : CNUCED). Et pourtant, seuls la Chine, le Japon et la Corée du Sud produisent encore la quasi-totalité des porte-conteneurs et vraquiers du globe. Le reste du monde a décroché.
Une domination née de l’efficacité
Contrairement aux idées reçues, le coût du travail ne fait pas la différence. Sur un navire vendu entre 150 et 200 millions de dollars, la main-d’œuvre pèse à peine dix millions (Source : OCDE). Ce qui compte, c’est la vitesse d’exécution et l’optimisation industrielle. Les chantiers asiatiques lancent plusieurs navires à la fois, réduisant l’immobilisation du capital et mutualisant les composants standardisés. En comparaison, un chantier occidental doit immobiliser des fonds plus longs, pour un seul navire à forte personnalisation.
D’une suprématie occidentale à la bascule asiatique
La construction navale a longtemps été européenne puis américaine. Au XIXᵉ siècle, le Royaume-Uni domine grâce à son empire maritime. Durant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis atteignent un pic industriel : jusqu’à un navire « Liberty » lancé chaque jour. Mais cet effort de guerre crée une surcapacité massive. Après 1945, il devient plus économique d’acheter un navire d’occasion que d’en commander un neuf. Le marché américain s’effondre, les chantiers ferment.
À l’inverse, le Japon reconstruit son industrie grâce à la guerre de Corée, à l’appui logistique américain et à des financements bonifiés. Plus il produit, plus les coûts de transport baissent, facilitant les importations de matières premières. Ce cercle vertueux enclenche un leadership mondial dans les années 1970. La Corée du Sud, puis la Chine, reprennent ce modèle à grande échelle.
Le secret : un financement national stratégique
Le moteur de cette industrialisation, c’est le crédit. Le Japon crée la Japan Bank for International Cooperation pour garantir les prêts aux armateurs étrangers et soutenir les chantiers. Là où les Européens exigent des paiements comptants, le Japon puis la Corée et la Chine offrent des financements souples, des garanties d’achèvement, et parfois des subventions à l’export (Source : JBIC, Exim Bank of Korea). Cette politique transforme la construction navale en un outil géoéconomique.
Une industrie stratégique mais sous tension
Construire un navire n’est pas très rentable : les marges moyennes ne dépassent pas 10 %. Ce qui sauve les chantiers asiatiques, c’est la taille colossale de leurs commandes, souvent étatiques ou liées à des conglomérats logistiques. L’entrée d’un nouvel acteur est quasi impossible sans dizaines de milliards en capital et un carnet de commandes garanti à long terme.
Les Européens, eux, se concentrent sur les moteurs, hélices ou technologies de propulsion verte. Les États-Unis gardent leurs chantiers militaires sous la loi Jones Act. Le secteur civil n’y est plus que symbolique. L’Europe s’illustre désormais dans les yachts et les navires spéciaux à haute valeur ajoutée, là où la marge reste supérieure.
Deux modèles, une même chaîne mondiale
L’Asie produit en masse, l’Occident conçoit en précision. L’un alimente les flux mondiaux standards, l’autre innove sur la propulsion, l’efficacité énergétique et la défense. Ce partage illustre une complémentarité mondiale : volume contre technologie. Tant que le commerce maritime reste au cœur de la mondialisation, cette division du travail restera l’une des clés de l’économie océanique.
