Un écran allumé, un journal posé sur la table, une radio en fond sonore. Ces gestes quotidiens paraissent anodins. Pourtant, une réalité se cache derrière eux : l’information que nous lisons, écoutons ou regardons provient, dans la plupart des cas, de dix hommes d’affaires. Dix industriels qui détiennent, à eux seuls, la majorité du paysage médiatique français. Une concentration inédite qui interroge la vitalité de notre démocratie et la solidité économique d’un secteur en crise profonde.
Une hémorragie silencieuse
Entre 1998 et 2019, le chiffre d’affaires de la presse a été divisé par deux (Source : Ministère de la Culture). La télévision a perdu 27 minutes d’écoute quotidienne moyenne par Français en dix ans. La radio vient de perdre un million d’auditeurs en un an. En vingt ans, les médias français ont vu fondre leurs revenus, leur audience et leur influence. Une lente érosion qui ne s’explique pas seulement par la concurrence du numérique, mais par une mutation complète des usages et des circuits publicitaires.
La publicité, autrefois moteur de la presse, chute de 71 % entre 2000 et 2020. Les annonceurs se déplacent vers Google, Meta et Amazon, qui captent aujourd’hui 44 % des dépenses publicitaires mondiales (Source : Statista). Les médias traditionnels n’en récupèrent plus que 25 %. Cette domination transforme la dépendance : ce ne sont plus les lecteurs qui font vivre les journaux, mais les algorithmes des plateformes.
Dix propriétaires pour un pays de 68 millions d’habitants
Bernard Arnault, Xavier Niel, la famille Dassault, Vincent Bolloré, Rodolphe Saadé, les Bouygues, la famille Mohn, Daniel Křetínský, François Pinault et la famille Safa : ces dix noms contrôlent la majorité du paysage médiatique français. Trois d’entre eux totalisent 68 % de la diffusion nationale quotidienne ; quatre autres détiennent plus de la moitié de l’audience télévisuelle (Sources : Le Monde, Odile Jacob).
Cette concentration spectaculaire pose deux questions : pourquoi ces industriels investissent-ils massivement dans un secteur qui perd de l’argent ? Et surtout, que deviennent la pluralité des voix et l’indépendance des rédactions lorsque le pouvoir économique se mêle de narrer les faits ?
Le pouvoir d’influence avant le profit
La rentabilité n’est plus le moteur. L’influence, oui. Arnault souhaite protéger l’image de son empire de luxe. Bolloré oriente la ligne de ses chaînes vers un discours conservateur assumé. Niel, de son côté, tente d’équilibrer son empreinte entre innovation numérique et presse écrite. Ces stratégies, différentes dans la forme, convergent dans le fond : peser sur le débat public.
Quand un groupe détient un média, il obtient un capital symbolique rare : la capacité à orienter l’opinion. Les dirigeants politiques, conscients de cette force, entretiennent des relations parfois ambiguës avec les propriétaires de presse. Le silence observé autour de certaines enquêtes sensibles en est un symptôme. En 2023, aucun grand quotidien n’a repris l’enquête du Canard enchaîné concernant les impôts de Bernard Arnault, alors que LVMH représente près de 30 % du marché publicitaire de la presse nationale (Source : Le Monde). Ce type d’omission, volontaire ou non, interroge la liberté réelle des rédactions.
La loi Léotard, un garde-fou devenu obsolète
Adoptée en 1986, la loi Léotard limitait à 30 % la part de diffusion nationale qu’un même acteur pouvait contrôler. À l’époque, Internet n’existait pas. Les plateformes mondiales étaient inimaginables. Aujourd’hui, cette loi semble appartenir à une autre ère. Elle ne prend pas en compte la convergence des médias, ni la domination des géants du numérique.
Les experts plaident pour une refonte complète :
- Créer de nouvelles règles anticoncentration intégrant presse, radio, télé et plateformes ;
- Redéfinir les aides à la presse pour soutenir les rédactions indépendantes et les médias locaux ;
- Garantir l’indépendance rédactionnelle à travers des statuts de société dédiés, comme celui du groupe Le Monde ;
- Renforcer le rôle de l’ARCOM dans le contrôle des participations et des contenus ;
- Harmoniser les cadres européens en accélérant la mise en œuvre du Digital Services Act (DSA).
La question n’est plus technique, elle est politique. Le contrôle de l’information est un levier de pouvoir. Laisser ce levier à une poignée d’industriels, c’est affaiblir le lien entre citoyens et vérité.
De nouveaux acteurs, une scène toujours plus agitée
De nouveaux investisseurs apparaissent à la marge. Pierre‑Édouard Stérin développe un projet d’influence conservateur baptisé Périclès et rachète plusieurs médias numériques populaires. Rodolphe Saadé, patron de la CMA‑CGM, vient d’investir dans Brut, média social suivi par 13 millions d’abonnés sur TikTok. Leur arrivée bouscule les frontières entre industrie, communication et information. Un média peut désormais naître d’une application avant de devenir une marque planétaire.
Cette mutation crée des paradoxes. D’un côté, les géants du numérique représentent une menace pour le pluralisme. De l’autre, ils offrent aux jeunes rédactions une plateforme d’audience inégalée. En 2024, 62 % des Français s’informent via les réseaux sociaux, et 73 % des 16‑30 ans y puisent leurs informations principales (Source : Reuters Institute). L’enjeu n’est pas de rejeter ces canaux, mais de mieux les encadrer et de diversifier les sources visibles.
Un défi démocratique, pas seulement économique
Le financement du quatrième pouvoir reste le cœur du problème. Tant que la presse dépendra de la publicité, elle sera exposée aux intérêts économiques de ses annonceurs. Pourtant, des alternatives existent : mutualisation des abonnements entre médias indépendants, plateformes de dons, fonds publics conditionnés à la transparence éditoriale. Le modèle du Guardian, financé par une fondation à but non lucratif, inspire déjà certains acteurs européens.
L’éducation aux médias doit aussi devenir une priorité nationale. Former les citoyens à reconnaître une source fiable, à distinguer un commentaire d’un fait, c’est renforcer la démocratie à la base. Cette compétence critique, souvent absente des programmes scolaires, devient urgente à l’heure où les fake news se propagent à la vitesse d’un clic.
Agir avant l’asphyxie de la parole
Le paysage médiatique français n’a jamais été autant en tension. Concentration, crise économique, désintermédiation numérique : ces trois forces se conjuguent et mettent à l’épreuve l’un des piliers essentiels de notre vie collective : l’accès à une information libre et fiable.
Pour maintenir un écosystème pluraliste, nous devons exiger trois choses simples :
- Transparence totale sur la propriété des médias ;
- Indépendance des rédactions garantie par des statuts clairs ;
- Éducation critique généralisée dès le plus jeune âge.
La concentration n’est pas une fatalité. Elle est un signal d’alarme. Rééquilibrer le pouvoir d’informer, c’est préserver notre capacité collective à comprendre, débattre et décider. Autrement dit, c’est sauver la démocratie d’une lente opacité.
Alors oui, le défi est immense. Mais l’enjeu est vital. Préserver la liberté d’informer, c’est maintenir la lumière sur ce qui compte : le droit de chacun à savoir avant de croire.
