Un homme rêveur qui marche dans les rues de Toulouse, perdu dans ses pensées, commence à rédiger l’un des textes les plus influents de l’histoire économique. Cette image n’est pas une légende : elle raconte comment l’ennui, la curiosité et une discipline intellectuelle hors du commun ont donné naissance à La Richesse des nations (1776). Derrière ce monument de la pensée libérale, il y a un philosophe moral, un pédagogue clairvoyant et un observateur du monde bien avant l’heure.
Un parcours forgé dans la modestie
La trajectoire d’Adam Smith commence loin du faste des universités londoniennes. Fils d’un avocat mort avant sa naissance, il grandit dans l’Écosse du XVIIIᵉ siècle, élevé par une mère attentive qu’il ne quittera jamais. Ce lien fort forge son empathie, un moteur essentiel de sa pensée morale. On raconte qu’enfant, une gitane l’aurait enlevé brièvement — un épisode incertain mais révélateur des peurs et préjugés de son temps.
Sans charme particulier, affligé de tics et d’oublis cocasses (il lui arrive de traverser la ville en chemise de nuit, absorbé dans ses idées), Smith transforme ses faiblesses en force : le goût de l’étude, la rigueur de la réflexion et une curiosité insatiable pour les comportements humains.
Oxford, Hume et la rébellion des Lumières
Étudiant boursier à Oxford, il découvre l’écart entre la discipline universitaire et la liberté de penser. Il est sanctionné pour avoir lu le Traité de la nature humaine de David Hume, perçu comme un texte athée. Cet incident n’est pas anodin : il illustre un divorce entre l’esprit ecclésiastique et la recherche des causes réelles des phénomènes économiques et moraux. Smith s’en souviendra longtemps : comprendre, c’est aussi désobéir.
Il s’inspire alors de son mentor, Francis Hutcheson, professeur charismatique qui prône une philosophie de la sympathie et de la bonté naturelle. Influencé par Voltaire, Rousseau et Quesnay, Smith découvre la circulation des idées en Europe, bien avant la mondialisation des marchés.
Glasgow, laboratoire d’idées
Devenu professeur de philosophie morale à l’université de Glasgow, Smith enthousiasme ses étudiants par sa clarté et l’ampleur de sa vision. Ses cours attirent marchands, juristes et futurs administrateurs, avides de comprendre les mécanismes de la richesse. En 1759, il publie La Théorie des sentiments moraux. Ce succès fondateur lui apporte notoriété et reconnaissance.
L’ouvrage examine un thème universel : comment concilier intérêt personnel et bien commun. Il y explore le rôle de la sympathie, cette capacité à ressentir ce que l’autre vit. Ce concept deviendra la clé de voûte de sa réflexion sur l’économie et la société. Déjà, Smith voit l’économie comme un prolongement de la morale, non comme une science froide.
La France, la découverte du marché vivant
En 1764, Smith quitte son poste pour accompagner un jeune aristocrate dans un long voyage en Europe. C’est une opportunité rare et rémunératrice. Ce Grand Tour le mène en France, où il fréquente Quesnay et les physiocrates. Dans les salons parisiens, il écoute, observe et écrit. Il découvre la lourdeur fiscale, la misère rurale et une administration centralisée qui étouffe l’initiative. Ces constats nourrissent sa conviction profonde : la prospérité dépend de la liberté d’entreprendre.
Il admire Rousseau, dont il perçoit la puissance critique. Il anticipe, sans pouvoir la nommer, la Révolution qui approche. Son regard ne juge pas : il analyse, relie les causes et les conséquences. L’économie devient pour lui un miroir des mœurs et des institutions.
Une éthique du chercheur avant l’heure
Avant de quitter Glasgow, Smith rembourse ses étudiants pour les cours non dispensés. Ce geste, anodin en apparence, révèle une exigence morale rare. Il tient aussi à préserver ses écrits des copieurs : il craint les « scribouillards » de l’époque, des plagiaires avant l’heure. Ce souci de la propriété intellectuelle témoigne d’une conscience moderne de la valeur du travail intellectuel.
Ses contemporains le décrivent comme un homme intègre, distrait, mais profondément bienveillant. Sa rigueur éthique inspire encore aujourd’hui ceux qui conjuguent recherche et engagement personnel.
La Richesse des nations : mythe et réalité
Lorsque l’ouvrage paraît en 1776, il marque une rupture. Mais le texte est dense, technique, parfois désordonné. Smith dicte plus qu’il n’écrit. Peu de lecteurs l’intègrent dans sa totalité. Pourtant, son influence grandit vite. Le livre devient un totem du libéralisme économique, souvent cité, rarement lu.
La fameuse expression de la « main invisible » n’apparaît qu’une fois. Elle ne prétend pas expliquer un mécanisme magique de marché. Elle désigne un équilibre spontané entre égoïsme et intérêt général. Un concept simple, souvent déformé par la suite. Dans le même ouvrage, Smith met en garde contre les excès de la division du travail : elle accroît la productivité, mais appauvrit la pensée de l’ouvrier. Une lucidité sociale qu’on oublie trop souvent.
Entre morale et marché, une tension féconde
Adam Smith n’est pas l’inventeur du capitalisme. Il en est plutôt le témoin lucide. Il s’efforce de penser comment la liberté individuelle peut servir la justice sociale. Cette tension traverse toute son œuvre. Sa conception de l’économie n’est jamais déconnectée de la philosophie morale. Il ne sépare pas le marché de la vertu. Il observe comment les comportements humains, les institutions et la culture interagissent pour produire la richesse ou la misère.
Pourquoi cela compte encore ?
- Parce que les débats d’aujourd’hui sur la régulation, l’impôt ou la responsabilité sociale prolongent les intuitions de Smith.
- Parce qu’il nous rappelle que la croissance économique n’a de sens que si elle sert un projet collectif.
- Parce que comprendre la naissance du libéralisme, c’est aussi comprendre ses limites humaines.
Une pensée toujours moderne
Deux siècles plus tard, des dirigeants comme Margaret Thatcher ou Ronald Reagan invoquent Smith pour défendre le libre marché. Mais ils oublient son attachement à la morale et à la justice. Lire Smith aujourd’hui, c’est redécouvrir un philosophe des Lumières avant d’y voir un économiste.
Son message demeure : l’économie n’est pas une fin. C’est un outil. Un instrument au service de l’équilibre entre liberté et bien commun. Voilà la véritable leçon de Smith, toujours d’actualité pour ceux qui cherchent à comprendre les fondements d’un développement durable, humain et responsable.
En résumé
- Adam Smith fut un philosophe avant d’être un économiste.
- Sa pensée relie morale, liberté et travail.
- Il a influencé la modernité économique, tout en anticipant ses dérives.
- Son intégrité personnelle reste un modèle de rigueur intellectuelle.
(Sources : œuvres d’Adam Smith, cours de J.-M. Daniel, biographes britanniques, plateforme « 1000 idées de culture générale »)
